Cet essai, qui tient tout à la fois de l’enquête de terrain et de la fiction, interroge le lent processus de marchandisation de pans entiers de la vie des individu·e·s et offre une réflexion vertigineuse sur le stockage de déchets radioactifs en couche géologique profonde.
Au printemps 2010 avait lieu, en prélude à l’ouverture du Centre Pompidou-Metz, une manifestation initiée par l’école d’art intitulée « Le pire n’est jamais certain : la création plastique à l’épreuve des risques majeurs ». A l’époque, l’ouvrage de John D’Agata n’était pas encore traduit en français mais nul doute qu’il aurait mérité de figurer dans les œuvres présentées et commentées par les artistes, scientifiques et philosophes présent·e·s dans ce forum. Outre une réflexion sociologique et politique sur Las Vegas, ville emblématique de l’Amérique contemporaine, démesurée dans ses excès de superficialité criarde et ridicule, D’Agata analyse la science et ses dangers, à travers l’examen chirurgical des différentes étapes ubuesques du projet d’enfouissement massif de déchets nucléaires opéré au début des années 1980 dans l’état du Nevada, à Yucca Mountain [1]. L’auteur découvre le sujet central de son récit en accompagnant sa mère qui vient de prendre sa retraite. Elle décide de s’installer à Summerlin, quartier résidentiel de Vegas [2], situé à seulement 140 km du site d’enfouissement, dans un ensemble pavillonnaire privé ( gated community ), où, d’après un promoteur à la logorrhée suspecte, « une personne emménage dans une nouvelle maison toutes les deux heures et vingt trois minutes ». Terrifiant !
Comment continuer dans un monde de plus en plus complexe, désastreux et criminel sans devenir le bouffon créatif et critique d’une société mondialement tyrannique ? Cette interrogation pourrait bien résumer la réaction du lecteur à l’issue de ce texte court. Cet ouvrage, qui paraît donc en français chez les très soignées éditions Zones sensibles, peut à certains égards faire penser aux dystopies écologiques d’un auteur un peu oublié aujourd’hui, Pierre Boulle (1912-1994) [3]. Ce qui frappe à la lecture de ce récit quasi-cinématographique, c’est la précision des faits décrits de manière neutre ; le mode de l’énumération est souvent privilégié et renforce le caractère stupéfiant des chiffres et statistiques relevés (cf. le passage sur la durée de vie de différents supports technologiques ou manifestations naturelles, p.75). Des données qui montrent que la corruption et la falsification des informations sont monnaie courante. Inspirée d’un tableau expressionniste célèbre, la couverture du livre renferme un sens particulier, le lecteur comprendra pourquoi elle symbolise une expression universelle et intemporelle du sentiment de terreur que le corps est capable d’exprimer. D’Agata ouvre en incipit son récit par le constat suivant : « Nous pensions que nous étions un très grand peuple (Les États-Unis d’Amérique) » ; stance qui en évoque une autre : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (Paul Valéry). La lecture de ce texte est donc urgente et salutaire.
