L’ouvrage d’Evgeny Morozov se livre à une tâche peu commune : attaquer la raison économique qui préside au discours technologique. Il rappelle un fait anodin : les nouvelles technologies, c’est-à-dire les gadgets électroniques et les applications qui tournent dessus, sont développées par des acteurs économiques comme les autres et devraient être considérées comme telles. Il n’y a pas de raison de les imaginer plus philanthropiques que les industries pharmaceutiques ou agroalimentaires par exemple. Pire, l’origine de ces nouveaux acteurs, la Silicon Valley, s’est forgée avec des entreprises multimilliardaires et des start-up financées par des fonds de capital-risque. La conclusion est limpide : il faut considérer les entreprises de nouvelles technologies avec la même suspicion que Wall Street.
En plus de rappeler cette situation, qui devrait être un point de départ de toute vision critique des nouvelles technologies, l’ouvrage tente aussi de montrer comment ces agents font accepter l’idée que leurs actions, leurs produits et leurs services, vont dans le sens de l’intérêt général. L’idée de base est que les nouvelles technologies proposent des outils ou des services qui permettent de répondre à des problèmes quotidiens, voire à de véritables enjeux sociaux. Uber et Airbnb ont ainsi apporté une solution au prix prohibitif du taxi et des hôtels dans les grandes villes, et les algorithmes de prévision fondés sur le big data permettent de prédire les épidémies de grippe, voire d’anticiper et de réduire la criminalité. L’ouvrage reprend ces exemples, et d’autres, de « problèmes » que se sont proposé de résoudre des entreprises, ingénieurs ou enthousiastes des nouvelles technologies. À chaque fois, il analyse la « solution » proposée et son véritable impact. Il précise, pour chacune, les lacunes, les impensés, les problèmes nouveaux qui viennent se substituer aux anciens. Il en dégage deux aspects récurrents qui composent une grande partie des discours actuels sur les nouvelles technologies.
Tout d’abord le « solutionnisme technologique », qui consiste tout bonnement à dire qu’à tout problème peut être opposé une solution technique. Le problème avec le solutionnisme technologique n’est pas tant qu’il proclame que les nouvelles technologies sont toutes puissantes, mais qu’il a tendance à définir et réduire tout problème social dans des termes qui puissent se régler techniquement. L’enjeu des transports publics, par exemple, ne peut pas se réduire au fait de trouver rapidement des véhicules disponibles pour un trajet précis au moindre coût possible. Il faut aussi prendre en compte les questions d’égalité d’accès, de relégation spatiale, de handicap ... bref, tout un ensemble de contextes et de valeurs qui ne peuvent pas se résumer à des paramètres à optimiser.
Ensuite le « webcentrisme », qui est un concept moins clairement défini. D’après Morozov, il s’agit d’une tendance à penser le web comme un espace homogène obéissant à quelques principes comme l’ouverture, la transparence et la neutralité. Il semble critiquer par là deux discours. Le premier est la transposition dans le discours politique des principes du web. Si l’ouverture et la transparence des protocoles et la neutralité du net sont a priori de bonnes choses pour les échanges électroniques, la transparence totale n’est pas nécessairement bénéfique dans la vie publique et politique. Un minimum d’hypocrisie, par exemple, est souvent nécessaire dans les échanges humains, y compris les échanges politiques, et ces principes doivent faire l’objet de débats plutôt qu’être appliqués à la lettre. L’autre discours critiqué est la remise en question de toute proposition de régulation du web, qui irait à l’encontre de l’ouverture ou de la neutralité. Outre le fait qu’Internet est assez hétérogène et évolutif, avec de nombreux protocoles et moyens d’accès différents à l’information, dont tous ne respectent pas nécessairement ces principes, ces oppositions peuvent aller dans le mauvais sens. Morozov donne un exemple lors d’une conférence : si toutes les données gérées par les administrations publiques devenaient librement accessibles, ce seront les multinationales des nouvelles technologiques qui pourraient en profiter le plus. En effet, ce sont elles qui disposent des meilleures infrastructures pour exploiter de gros volumes de données. Du coup, il peut sembler judicieux de réfléchir à un moyen de réguler soit la manière dont ces données sont accessibles, soit les conditions dans lesquelles les multinationales peuvent collecter et traiter ces informations publiques.
Le plus gros problème à la lecture du livre est que le propos est un peu confus, et que, comme lorsque l’auteur parle du « webcentrisme », il laisse au lecteur le soin de vraiment comprendre ce à quoi il fait référence. Le style journalistique et les titres-formules rendent certes la lecture agréable, mais l’absence de définitions claires ou d’un minimum de cadre théorique donnent au tout l’impression d’être peu structuré. On serait même tenté d’y voir par moment la faiblesse de son argumentation. Autre reproche, Evgeny Morozov, qui envisage pleinement des usages pertinents des nouvelles technologies, suggère des alternatives « publiques » à la collecte des données personnelles. Pourtant, même des cadres de la Silicon Valley commencent à parler du pouvoir nocif du big data et de l’impossibilité d’empêcher les États et entreprises d’obtenir toute information présente sur Internet [1]. Quelques libertaires pourraient suggérer à raison que nous ne voulons tout simplement pas que des informations comme la liste de nos appels téléphonique, notre annuaire ou nos positions géographiques, soient enregistrées et conservées. Et ce que ce soit par des entreprises motivées par le profit ou par des collectivités publiques désirant améliorer leurs services.
Malgré ces réticences, quelques bonnes idées se dégagent, même si elles ne font pas l’objet d’une partie dédiée ou d’un développement minimal. Tout d’abord, les services ou solutions proposées par des entreprises sont toujours pensées dans l’intérêt de celles-ci. Avec un peu d’imagination, il est souvent possible de proposer un service différent qui permette les mêmes bénéfices sociaux sans les contreparties d’un service privatisé. Ensuite, le développement d’un nouveau service ou d’une technologie ne doit pas être l’unique manière d’aborder un problème social. Pour éviter cet écueil, il est primordial de ne pas réduire les enjeux politiques à de pures questions techniques. Enfin l’efficacité en politique doit toujours être prise avec des pincettes. Avec les nouvelles technologies, il est tentant de déléguer la prise de décisions à des algorithmes et d’utiliser des applications et logiciels participatifs pour tenir compte de l’avis du plus grand nombre. Deux dangers guettent. D’un côté, une dépolitisation toujours plus forte, résultat d’une limitation des rencontres physiques et débats de vive voix ainsi que d’une attention excessive sur les problèmes facilement compréhensibles et quantifiables. De l’autre, l’apparition de mesures discriminatoires, « solutions » faciles et efficaces qui peuvent rapidement surgir d’un algorithme mal conçu ou d’un problème mal formulé.
