Seuls ensemble

, par Aude Vidal

Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines (2011)
Sherry Turkle
Traduit par Claire Richard
L’Échappée, 2015
528 pages, 22 euros

Sherry Turkle prend soin de le préciser tout le long de son ouvrage. Non, elle n’est pas luddite (du nom de ces ouvrier· e·s briseurs de machine s’étant donné pour chef un imaginaire Ned Ludd). Non, elle n’est pas technophobe. Et de fait, le propos de cette psychologue directrice de département au Massachussets Institute of Technology est assez mesuré. Elle essaie de comparer chacune de ses observations avec nos usages d’avant le surgissement de machines high tech : qu’est-ce qui change entre une poupée et un robot social dans la réaction d’un enfant ? entre un échange sur Skype et une lettre pour les personnes mises en relation ? Et ses conclusions ne sont pas fracassantes, inédites ou catastrophistes. Mais oui, quelque chose change quand nous nous entourons d’objets nouveaux, avec des fonctionnalités nouvelles. Nous nous y adaptons, ils suscitent en nous des comportements différents qui nous sont peut-être dommageables.

La deuxième partie de l’ouvrage, qui se lit comme un roman, s’attache aux usages des techniques de communication : sms, courriel, Facebook, Skype et de nombreux sites sociaux. Turkle nous ouvre les portes d’un monde où les courriels sont réservés au milieu professionnel, où les coups de fil sont désormais perçus comme intrusifs et où on s’envoie des centaines de sms par jour. Enthousiasme d’ados pris· es au jeu de pouvoir travailler leur communication et de ne plus passer par une parole trop spontanée. Angoisse de perdre le fil rassurant qui lie aux ami· e·s et à la famille : pour se sentir en sécurité, beaucoup d’interviewé· e·s écrivent des sms au volant, cherchez l’erreur. Et devant la pression que met l’injonction à communiquer en continu et l’épuisement que cela occasionne, Turkle observe également des stratégies de retraits : un adolescent ferme son compte Facebook et insiste pour ne plus voir ses ami· e·s qu’en face à face ; une jeune fille de quatorze ans n’emmène plus son téléphone mobile pendant la journée. Une sagesse dont sont parfois incapables leurs parents, scotché· e·s à leur smartphone pendant les repas ou qui perdent (comme l’auteure) un temps de sommeil précieux en checkant une dernière fois leurs courriels avant de se coucher.

Turkle s’inquiète des conséquences de la vie hyper-connectée sur notre psychisme et sur la qualité de notre vie sociale. En baisse, semble-t-il, puisque après quinze ans de ce régime un· e États-unien·ne n’a plus en moyenne que deux personnes à qui parler de choses importantes là où elle en avait trois. Sans compter que s’accroît le nombre d’individus qui n’ont personne à qui parler. Certes la possibilité de se construire en ligne une nouvelle identité, sans traîner celle avec laquelle on est en difficulté, offre parfois des possibilités thérapeutiques. Mais l’échappatoire est autre chose qu’une étape transitoire et constructrice. Et trop nombreuses sont les occasions de se traiter les un· e·s les autres comme moyen plutôt que fin et, en cherchant la facilité de relations sans responsabilité, de se faire en toute réciprocité traiter de manière irresponsable. Le bilan est-il si profitable ?

Mais n’ayons crainte car, à mesure que s’endurcira le monde social autour de nous, nous aurons la possibilité de nous entourer de robots complaisants… C’est l’objet d’une première partie un peu longue, mais le retour final sur les questions qu’elle pose est très stimulant. La qualité de conception de certains robots leur permet d’apparaître, aux yeux d’être humains, comme des êtres sensibles. Quand bien même on aurait parallèlement conscience de leur fabrication, on projette sur eux nos émotions, tandis qu’eux sont programmés pour exprimer et feindre des émotions copiées sur les nôtres. Puisque ces robots donnent l’illusion d’une présence humaine, puisque cela « fonctionne » auprès d’enfants ou de personnes âgées, pourquoi ne pas les utiliser pour entourer de présence et de soins les êtres humains dont nous n’avons pas le temps de nous occuper ? Robot baby-sitter, robot aide-soignant soulageraient d’un fardeau les adultes productifs. Qui est un fardeau pour qui ? Le salaire des baby-sitters et des aides-soignant· e·s fait d’elles un fardeau. Fardeau également les personnes vulnérables à charge. Comment garder le sens de son humanité ou de celle de l’autre dans ces conditions ? C’est pour cela qu’un ami handicapé de Turkle avoue préférer un·e soignant·e malveillant à un robot… au moins a-t-il l’impression, même maltraité, d’être vivant et humain.