Propos recueillis en mai 2012 par Laura Morosini et Aude Vidal
Pour Hervé Kempf, animateur du site Reporterre et auteur, notamment, de L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie (Seuil, 2011), l’écologie politique est fondamentalement orientée vers la réduction des inégalités. Il reste à convaincre les classes populaires que ce sont bien les écologistes qui portent aujourd’hui leurs intérêts.
L’An 02 : Les racines de l’écologie politique, qui puisent dans la science, n’en font-elles pas un objet politique trop complexe, condamné à ne pas être populaire ?
Hervé Kempf : Je ne sais pas si c’est une question de complexité, mais il est vrai que l’écologie a grandi à l’écart de la question sociale. Elle est issue pour partie d’une inquiétude, associée à un sentiment esthétique, devant le spectacle de la dégradation de la nature, inquiétude qu’on ne peut attribuer à une couche sociale particulière mais à des individus. Un deuxième courant a été une approche scientifique analysant les processus de dégradation de la biosphère, et alimentant un discours d’alarme se légitimant par la connaissance scientifique. Une troisième composante du mouvement écologique s’est forgée dans le mouvement de contestation de l’énergie nucléaire, aux États-Unis, en Allemagne et en France, sur la base d’une revendication démocratique de la légitimité des citoyen·ne·s à interroger un savoir technique qui leur était présenté comme indiscutable. Il y avait ici une revendication populaire, au sens de l’affirmation de la légitimité du peuple à participer à la décision, mais cette revendication n’était pas sociologiquement enracinée dans un tissu prolétaire ou autre. Ainsi, à la différence du mouvement ouvrier au XIXe siècle, le mouvement écologique ne s’est pas développé sur une base sociale mais à partir d’une attitude critique face au cours suivi par les sociétés productivistes.
L’An 02 : Et aujourd’hui, avez-vous l’impression que l’écologie politique, des mouvements pour la décroissance à EELV, traite bien les classes populaires et la question du social ?
Hervé Kempf : Ce qui définit la classe, ce n’est pas seulement une cohérence sociologique, mais aussi le fait qu’existe une conscience de classe. Or ce qu’on appelle maintenant classes populaires, par opposition aux classes moyennes et supérieures, se définit par son niveau de revenu, mais sans guère de conscience d’appartenance ou de solidarité spécifique. Dans les dernières décennies, le capitalisme est parvenu à faire perdre à la classe ouvrière sa conscience de classe, et à noyer la société dans le sentiment d’une indifférenciation générale. Il y a toujours une classe ouvrière, mais les personnes qu’on peut définir comme ouvrier·e·s, par leur mode de vie et par leur position dans l’appareil de production, n’ont plus de conscience de classe.
Ainsi, le capitalisme et la société de consommation ont développé des outils idéologiques très puissants pour changer la perception que la société a d’elle-même : en exacerbant l’individualisme – le sort de chacune et chacun dépendrait essentiellement de ses qualités propres – et en alimentant le désir, la frustration et la rivalité ostentatoire, au moyen d’une propagande publicitaire dont on ne mesure pas suffisamment à quel point elle imprègne la culture collective.
Comment, dès lors, définir les besoins des classe populaires ? On peut dire qu’il y a des besoins objectifs – alimentation, logement, éducation, santé, divertissement –, et des besoins fabriqués et stimulés par la publicité, qui influence énormément la représentation du monde. En moyenne les gens regardent la télévision 3 h 40 par jour (tandis que les classes supérieures se tiennent soigneusement à l’écart de cette douche idéologique), soit 3 h 40 de Jean-Pierre Pernaud, de Claire Chazal, de séries policières, de Star Academy, de match de football et de courses de Formule 1, le tout incluant 40 minutes de publicité : cette armature idéologique structure la conscience collective.
Revenons au mouvement écologique. A partir des années 1970, il s’est épanoui comme une critique du besoin, comme une critique de la société de consommation, avec des auteurs comme Jean Baudrillard ou Ivan Illich, et en France des revues comme La Gueule ouverte ou Le Sauvage . On pourrait en définir l’idée centrale ainsi : nous sommes arrivé·e·s à un état d’abondance matérielle tel que, sous réserve d’une distribution équitable des ressources, les besoins de logement, d’éducation, d’alimentation, sont largement couverts par l’appareil de production ; la majorité des désirs – qui conduisent à une consommation excessive dégradant l’environnement – sont suscités par la machine publicitaire, par la société de consommation. En ce sens, l’écologie politique répond, sans les satisfaire, aux besoins des classes populaires, puisqu’elle dit que les classes populaires, et en général tous les membres de la société de consommation, sont aliénés par ce discours de création de besoins factices.
Par la suite, la pensée écologique s’est affaissée, pour différentes raisons, mais elle connaît depuis une dizaine d’années un renouveau, et ce renouveau intègre la question sociale. Il s’agit d’articuler la critique de la société de consommation et de la construction du besoin avec la question des inégalités.
En effet, il s’est produit depuis trente ans une augmentation continue des inégalités dans les pays occidentaux et la critique des besoins ne peut pas se dissocier de l’analyse de l’évolution du système économique et de la répartition des richesses. De ce point de vue, l’écologie politique dit aux classes populaires : non seulement on est aliéné par les médias et par la publicité, qui font rêver d’écrans plats et de téléphones portables, mais de surcroît, l’évolution oligarchique de la société fait que même les besoins de base – emploi, éducation, sécurité sociale, alimentation saine – commencent à ne plus être satisfaits.
Ainsi, les écologistes – ou un grand nombre d’entre eux – disent que face à la dégradation accélérée de la biosphère, qui est le phénomène historique crucial de l’époque, il faut opérer une réduction drastique des inégalités. Il s’agit de réorienter l’appareil économique vers les biens communs – la santé, l’éducation, la culture – qui sont redevenus essentiels pour la majorité des gens. […] Cette politique ne convainc pas encore les classes populaires, comme l’indiquent les résultats électoraux, mais elle a le potentiel pour répondre aux questions qu’elles se posent. EELV ou, en Allemagne, les Grünen, n’en sont pas assez porteurs, mais ces solutions sont reprises par des mouvements, comme le Parti de Gauche, qui ont des cultures politiques plus proches du mouvement ouvrier et qui intègrent maintenant la problématique écologique en modifiant leur corpus traditionnel de pensée.
L’An 02 : Il semble que la seule alternative actuelle à l’austérité et au bradage des services publics ou communs soit la relance de la croissance. Le débat sur la décroissance était absent des campagnes électorales. Est-ce qu’il y a une pertinence de ce sujet, et est-il susceptible de toucher un plus large public ?
Hervé Kempf : Ces différents sujets ont une absolue pertinence. Vous avez employé les mots d’austérité, de relance et de décroissance. Je vais commencer par la relance. Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de gauche, a expliqué, dans son interview à Reporterre, qu’il emploie le terme de « relance », mais pas celui de « croissance ». Et effectivement, le mot est absent des documents de ce mouvement, par exemple de son programme, L’Humain d’abord. Cela me paraît une avancée très importante : une force politique qui pèse vraiment définit maintenant une politique économique qui ne se réfère pas à la croissance. Parce que relance et croissance, c’est différent. La croissance, il faut toujours le rappeler, est celle du PIB, produit intérieur brut. Or le PIB ne mesure pas bien l’état de l’économie parce qu’il n’intègre pas, ou très insuffisamment, les destructions de l’environnement engendrées par l’activité humaine. Et par ailleurs, il n’y a pas de lien mécanique entre la croissance du PIB et la réduction du chômage. Or la question sociale essentielle de l’époque, c’est que chacun·e ait une activité et trouve sa place dans la société, autrement dit, dans les termes actuels, ait un emploi.
Je crois qu’EELV n’emploie pas non plus le terme de croissance, et que – c’était un aspect intéressant de la campagne d’Eva Joly, très décevante à de nombreux autres égards – les propositions économiques ne se référaient pas explicitement à la croissance.
Que deux partis importants évoluent de cette façon montre qu’il devient audible de refuser de se référer à la croissance, audible d’affirmer que la solution des problèmes économiques ne passera pas par la croissance. [...]
Il ne s’agit pas d’austérité, mais de l’adaptation de nos systèmes de consommation, de besoins, de désirs, de l’adaptation de notre culture, en fait, à un mouvement de justice à l’échelle planétaire et aux conditions écologiques nouvelles de la société humaine au XXIe siècle. Si nous n’y parvenons pas par un choix réfléchi et délibéré, ce mouvement s’imposera par la force, ce qui nous conduira au chaos écologique et à une guerre civile à l’échelle planétaire.
Et donc, la politique écologique vise une réduction forte des inégalités, et la mutation de notre économie vers la gestion des biens communs. En ce sens, on peut parler d’une « relance » des politiques de la santé, de l’éducation, de l’agriculture, de l’énergie, des médias, de la culture. Si nous n’allons pas dans cette direction, nous nous exposons à un déchaînement des destructions écologiques et de la guerre entre les humains et entre les peuples. Or, l’enjeu essentiel de la politique, fondamentalement, reste la paix. C’est pourquoi l’écologie politique est une politique de la paix pour le XXIe siècle.

