Des savoirs populaires à l’écologie politique

, par François de Beaulieu

Alors que l’écologie politique est présentée comme un phénomène urbain de privilégié·e·s, retour sur une évidence pour François de Beaulieu, historien et administrateur de l’association naturaliste Bretagne Vivante : l’écologie est aux racines de la culture populaire.

« Un sacré samedi d’avant les défendu de, verboten, forbidden. Un samedi qui aurait pu durer sans fin dans les épices, le rythme et la joie partagée – si vous ne l’aviez détruit de vos mains. Bandes de cons. »

André Hardellet, Les Chasseurs , 1966

 Cela se passe sous nos yeux. Si vite à l’échelle de l’histoire des hommes et si lentement à l’échelle de l’histoire d’un seul homme que nous avons du mal à le voir. La civilisation rurale, après à peine 10 000 ans d’existence, rend son dernier soupir en Europe. Pourtant, de la mémoire individuelle de ceux et celles qui sont né·e·s avant 1960 en milieu rural, voire suburbain, pourraient surgir les mille raisons de se révolter.

« De mon temps… on remplissait une boite d’allumettes avec des sauterelles en dix minutes dans la prairie près de la voie ferrée… en été, on devait nettoyer les pare-brise couverts d’insectes tous les trois jours… le soir, quand on dînait dehors, il y avait toujours des papillons de nuit à tourner autour de la lampe… » Ces savoirs naturalistes basiques ne doivent rien à l’écologie scientifique ou aux documentaires animaliers. Ils sont la traduction sensible d’une culture longtemps restée collée aux chaussures boueuses de ceux et celles qui sont parti·e·s voir à la ville si l’air émancipait vraiment. On a pu voir que, s’ils en avaient la liberté, les ouvrier·e·s recréaient sur le moindre bout de terrain une ferme en modèle réduit. D’autres emmenaient leurs enfants à la pêche ou aux champignons comme pour continuer à fêter le printemps et l’automne.

Les pieds sur terre

Ces 10 000 ans de ruralité ont tissé des savoirs, des pratiques et une culture qui ont façonné les paysages européens (ager, hortus, saltus). En livrant une grande partie de ces paysages à l’agriculture intensive et le reste à la forêt industrielle ou à la friche, le productivisme forcené a tenté de balayer la culture populaire qui s’enracinait dans des équilibres écologiques robustes. Ainsi, en zone méditerranéenne, on savait jouer avec le feu sans que cela vire à la catastrophe ; ainsi, en Bretagne, on savait améliorer l’ordinaire avec des oiseaux de mer sans que cela tourne à l’extinction d’une espèce ; ainsi, un peu partout où il y avait des marais on savait jouer avec l’eau pour nourrir les hommes et les bêtes.

Des milliers de dictons, mimologismes, contes, chants, légendes et récits témoignent d’une compréhension proprement écologique du monde. Un chant traditionnel breton (recueilli en 1835) explique déjà comment les talus jouent un rôle dans la résistance à l’érosion et aux écarts thermiques et hydriques : « La première chose c’est de faire des talus. / Sans talus, tu n’auras rien. / Si tu laisses ton champ ouvert / Au vent sauvage, au vent de mer, / Il ne te restera pas dedans / De quoi remplir l’escarcelle du barde ». Les signes annonciateurs du printemps étaient aussi précieux au plan psychologique que pour le calage du calendrier agraire ; nous mesurons mal la complexité des observations croisées des plantes et des animaux (sans être paysan, Châteaubriand savait, comme tout enfant du voisinage, qu’aux environs de Combourg pas moins de cinq oiseaux annonçaient le printemps).

Un double processus de destruction, de la nature et des cultures qui s’y enracinaient, est à l’œuvre depuis soixante ans. Dans un même mouvement les agriculteurs et agricultrices ont perdu tout contrôle sur leur travail et sur la mémoire collective qui leur permettait de lire la nature où s’inscrivait leur action. C’est le marché qui détient désormais la clef des champs.

Il n’y en aura pas pour tout le monde

Alors que, dans les années 1970, le mouvement écologiste s’était développé en France sur une base fortement implantée dans le monde rural (combats contre le remembrement, l’extension du camp du Larzac, l’enrésinement…) et en lien avec les associations de protection de la nature, l’écologie politique s’est développée sur une base urbaine aussi ignorante qu’indifférente aux enjeux liés à la protection de la nature. Considérant en quelque sorte qu’elle n’avait rien à prouver dans ce domaine qui lui était comme acquis par principe, l’écologie politique a de fait déserté le champ de la biodiversité.

Sans un retour aux sources, elle restera coupée des racines de la culture populaire. De même, sans une reconquête de leur territoire et de sa compréhension globale, les ruraux et les urbain·e·s prolétarisé·e·s resteront à la merci de l’idéologie dominante. La nature reste l’indispensable point de jonction entre les deux cultures. Et on aurait tort de croire que la marche restera longue pour le peuple. Il existe une conscience aiguë de tous les grands enjeux (1). Au fond, chacun·e sait déjà qu’il n’y en aura pas pour tout le monde. Et la révolte ne peut que monter contre la minorité qui détruit la planète en s’arrogeant tous droits.

(1) Un sondage réalisé par Harris Interactive souligne que de 95 % à 84 % des Françai·se·s estiment qu’il est important de s’occuper dans les années à venir de la pollution de l’eau et de l’air, de l’extinction des espèces animales et végétales, de l’épuisement des ressources fossiles et du réchauffement climatique. Une autre enquête menée par le Credoc sur les attitudes des Françai·se·s en matière de développement durable montre qu’une écrasante majorité (93 %) pense que les comportements individuels peuvent avoir un « impact important » sur l’environnement ; de même, 80 % estiment qu’ils pourraient « faire mieux » dans ce domaine.