Julien Milanesi
Résumé des épisodes précédents : après être passées en deux siècles du char à mule à l’avion à réaction, nos économies atterrissent.
Pour de basses motivations d’auto-promotion (1), j’ai récemment créé un compte Facebook. J’y ai découvert par l’intermédiaire de mon frère – qui entretient la tradition familiale du bar restaurant – les « Sacrifiés », la nouvelle guilde anti-impôts réunissant artisans et commerçants. Je vous la fais en résumé : les restos sont vides, les plombiers vivent très mal la crise (je le tiens également de source sûre) et c’est la faute aux charges.
Il aurait été étonnant que ces professions ne s’ajoutent pas à la ribambelle de pigeons, bonnets et autres pourfendeurs du matraquage fiscal, et pas seulement parce que la logorrhée anti-charges s’acquiert avec la Licence IV : tous les discours économiques officiels justifient aujourd’hui ce parti pris. La baisse du coût du travail et la concurrence fiscale sont au cœur des politiques économiques européennes.
Les salaires des Allemand-e-s n’augmentent plus depuis dix ans, ceux des Grec-que-s n’en finissent pas de baisser, le taux moyen d’impôt sur les sociétés a diminué en vingt ans de plus de 15 % dans l’UE et le gouvernement français n’a rien trouvé d’autre en arrivant que de mettre le paquet dans un « crédit d’impôt pour la compétitivité » visant à réduire le coût du travail. Il ne faut pas s’étonner que tout le monde vienne maintenant réclamer son bout de gras fiscal en plaidant l’efficacité économique.
Et l’atterrissage dans tout ça ? J’y viens. La compétitivité, la concurrence, ce pourrait bien être tout ce qui reste quand s’épuise le ressort technologique de la croissance.
Robert Gordon, un économiste américain spécialiste des questions de productivité (2) et amateur de caniches (3), célèbre dans un papier récent sa hardiesse à pronostiquer la fin de la croissance aux États-Unis (4). En résumé, pour lui, les grandes innovations technologiques qui nous rendent plus efficaces au travail – qui sont ainsi génératrices de croissance car elles nous permettent de produire plus en travaillant autant – sont faites et plus à faire. Il observe que les ordinateurs et Internet n’ont apporté qu’une augmentation temporaire de productivité, incomparable avec les gains générés par la précédente révolution industrielle, ce qui est également observable dans d’autres vieux pays riches, dont le nôtre (voir graphique : http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2009/10/26/la-baisse-tendancielle-du-taux-de-croissance-14-les-constats/).
Dans ce contexte, les politiques économiques centrées sur la compétitivité peuvent être vues comme des stratégies visant à gratter les dernières miettes de croissance (et de profit). Le problème, c’est que la compétitivité, c’est relatif. On est plus ou moins compétitif que l’Allemagne, que l’Espagne, que le resto d’en face, que le plombier du village d’à côté. Ce qu’on gagne, on le prend au voisin, la compétitivité érigé au rang de priorité, c’est le niveau zéro du projet économique collectif, et c’est là où en est la zone euro.
Au mieux, on peut en continuant comme ça espérer aller chercher collectivement quelques bouts de croissance dans les pays où elle est encore, en prenant des parts de marchés aux pays extra-européens qui nous ressemblent. C’est la stratégie mercantiliste allemande : vendre plus de bazar que les autres aux nouveaux riches asiatiques.
On peut aussi attendre quelques gains d’efficacité (et de croissance) que provoquerait l’augmentation de la concurrence. Le dernier avatar de cette idée ? Le projet de grand marché transatlantique avec les États-Unis pour lequel on nous promet, ô misère !, contre nos dernières gouttes de sueur, 0,3 % de PIB supplémentaire par an (5)...
(1) L’Intérêt général et moi , voir p. 36.
(2) La productivité est la quantité de biens et services produits par personne ou par heure.
(3) http://faculty-web.at.northwestern.edu/economics/gordon/indexmsie.html.
(4) Robert Gordon, « Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds », contribution n°18315, National Bureau of Economic Research , 2012.
(5) Fontagné L. et alii, « Transatlantic Trade : Whither Partnership, Which Economic Consequences ? », CEPII Policy Brief n°1, septembre 2013.
